|
Vers l'heure du déjeuner, un avion Twin Otter de la compagnie Bradley nous
survole à basse altitude. Il revient trois quart d'heure plus tard, en rase motte, effectue
un demi tour et repasse au-dessus de nous. Pourvu que notre balise de détresse ne se
soit pas déclenchée par erreur.
Ce soir, à la radio, nous apprenons qu'il s'agissait du salut des Américains de
"Kiwi Expedition" qui ont abandonné aujourd'hui, alors qu'ils n'étaient plus qu'à
50 kilomètres de la région du pôle. Epuisés par 6 semaines de marche, le coup de
grâce leur a été porté lorsqu'il y a deux jours, l'un de leurs réservoirs d'essence s'est
renversé sur leurs réserves de nourriture, limitant leur autonomie.
Chaque jour, nous faisons deux repas chauds, l'un à midi, l'autre le soir.
Nous ne nous lassons toujours pas de la nourriture, bien que les mêmes plats
principaux reviennent assez souvent: brandade de poisson, boeuf au riz, sauté de
veau marengo, boeuf bourguignon et veau au nouilles. Le repas du soir commence
traditionnellement par l'"apéritif", un mélange d'amandes et de raisins secs que nous
a offert la société Monoprix. Puis nous prenons une soupe minute Royco ou une
soupe chinoise, qui nous fournit l'apport hydrique indispensable. Après le plat principal
lyophylisé, nous terminons avec un dessert: barre de chocolat, nougat aux fruits, barres
de céréales ou barre de chocolat au soja Gerblé. Le soir, après le diner, nous prenons
quelques instants de détente suplémentaire pour déguster une infusion ou un chocolat
chaud. Au fur et à mesure que les jours passent, nous complétons notre ration du soir
par une soupe ou un plat supplémentaire.
Ce régime optimum nous permettra de rentrer en France sans avoir perdu un kilo.
4 mai 1992
En début d'après-midi, le temps s'est sensiblement dégradé, nous obligeant à
ralentir notre progression. Un brouillard épais nous enveloppe, accompagné de chutes
de neige. C'est à nouveau le "white out", où tout est blanc, sans horizon visible, ce qui
complique terriblement la navigation. Dans un premier temps, le disque solaire nous
sert de repère, car il est encore faiblement visible à travers le brouillard.
Puis il disparaît complètement et nous nous efforçons de poursuivre notre route dans
la bonne direction, en nous alignant sur les blocs de glace qui, à quelques dizaines
de mètres devant nous, surgissent du brouillard. Dans ces conditions, le récepteur
GPS se révèle indispensable pour déterminer périodiquement notre position et
corriger notre route. Pendant cette "marche aux instruments", en l'absence d'horizon,
nous avons l'impression étrange que la banquise est en pente descendante.
Ce soir, à la radio, nous apprenons de mauvaises nouvelles de l'expédition
"Weber" qui se trouve sur la route du pôle géographique. L'un des trois participants
est porté disparu. Un avion de l'armée canadienne équipé d'un détecteur infra-rouge
de corps a été envoyé dans la région. C'est la consternation.
5 mai 1992
Le brouillard s'est levé et nous accélérons notre progression. Peu à peu,
nous commençons à croire en notre pôle magnétique. Nous n'en sommes plus qu'à
une cinquantaine de kilomètres.
Le soir nous captons les émissions radio de l'expédition d'Ellesmere.
Elle occupe la fréquence pendant plus de 45 minutes, à la grande impatience
des autres utilisateurs qui essayent de passer leurs messages.
Lorsqu'ils libèrent la fréquence, nous apprenons la bonne nouvelle :
le disparu de l'expédition "Weber" vient d'être retrouvé : il est vivant.
Bezal, lui, nous confie son étonnement de nous voir progresser à raison de
plus de 15 kilomètres par jour, compte tenu du mauvais état de la glace.
L'espoir d'atteindre le Pôle soulève un problème que les mauvais jours passés
avaient occulté. Nous avons bien avec nous le "Drapeau de la Terre", mais nous avons
oublié à Paris notre drapeau français. Seule solution: il faut dare dare en confectionner
un. Je fais l'inventaire des tissus disponibles: j'en serai quitte pour transformer en sous-
vêtements à manches courtes un maillot blanc et un maillot bleu à manches longues.
Quant au rouge, il proviendra de l'une de mes surmoufles en goretex qui se révèlent
peu utiles. Les trois parties du drapeau seront assemblées par du sparadrap
préalablement réchauffé pour mieux adhérer.
Si jamais nous arrivons au pôle, il faudra nous appliquer à photographier notre
drapeau du côté "face".
Ce soir, en amorçant le pétard anti-ours, une mauvaise manipulation
provoque son allumage intempestif et je le lance à l'autre bout de la tente. Il tombe
au pied de la toile et, en un dixième de seconde, j'imagine la tente largement percée
ou en train de brûler. Je fonce pour saisir le pétard et le lancer dehors. Au moment
ou je le saisis, il m'explose dans la main. Je suis sonné, mais très vite je contaste que
tous mes doigts fonctionnent. Je plonge ma main dans la neige pour la refroidir et
éviter ainsi la formation d'un oedème. J'ai eu le mauvais réflexe de vouloir à tout
prix sauver le matériel, alors qu'un explorateur sans main est certainement beaucoup
plus handicapé qu'un explorateur sans tente. La fatigue aidant, les raisonnements
et les réactions ne sont plus aussi bons que lorsque nous avons quitté Resolute,
il y a un mois.
6 mai 1992
Les problèmes de fixations de skis sont de plus en plus critiques. Philippe,
qui est un très bon bricoleur , a mis au point un système utilisant des cordelettes de
nylon qui permet d'assurer une meilleure tenue longitudinale qu'avec la simple fication
par câble élastique. Malheureusement les cordelettes de nylon s'usent rapidement et
doivent être changées pratiquement chaque jour.
A présent, il n'y a pratiquement plus de soirée qui ne soit occupée par des
travaux de "remise en état", sans compter les arrêts en cours de route pour jouer
de la perceuse ou du tournevis.
|
|
3 mai 1992
Nous nous réveillons ce matin en entendant le bruissement de la neige tombant sur
la toile de la tente. En mettant le nez dehors, nous avons la surprise de voir que cette neige
tombe d'un ciel... bleu, laiteux.
Au moment de lever le camp, la brume se dégage et nous avons une nouvelle surprise :
une muraille de glace est dressée sur plus de la moitié de l'horizon, à un ou deux
kilomètres de nous. Le temps était brumeux hier soir quand nous sommes arrivés,
ce qui nous empêchait de voir si loin. Nous avons quand même un petit doute :
les blocs font partie de notre paysage habituel, mais pas les falaises aux parois lisses ;
c'est étrange !!! Pourtant, vue avec des jumelles, la muraille est bien là.
Pourvu que cela soit un nouveau mirage ; sinon notre route s'arrêtera probablement là.
Nous progressons pendant environ une heure, au terme de laquelle nos inquiétudes... et la
falaise... se dissipent. Nous apprendrons plus tard que ce type de mirage n'est pas rare
dans le Grand Nord.
|
|
L'expédition "Pôle Nord magnétique 1992" a été réalisée grâce aux soutiens du ministère
de la défense (état-major de l'armée de terre et force aérienne tactique de l'armée de l'air),
de la revue "Air et Cosmos", du Cosmos Club de France, des municipalités de
Gennevilliers et de Bezons, du magasin Vendeville Sports 2000 (Saint Quentin),
de Grand Nord Grand Large, des sociétés CLS Argos, Kodak, Monoprix, MAC,
Gerblé, Royco, CPC Knorr, Compeed, Scholl et Spenco Orec.
|
|
Ce soir, il nous tarde d'arriver. Nous ne rêvons pas de chaleur : nous nous sommes
bien accoutumés au froid. Nous ne rêvons pas d'un vrai lit : à présent, nous dormons bien
présent près d'un mois que nous avançons sur la banquise et que nous sommes contraints
de nous limiter à une toilette sommaire, avec des petites serviettes imbibées d'alcool.
7 mai 1992
La glace est à présent bien meilleure et notre moral est élevé : le but est proche.
e d'atterrissage en cas d'urgence. Dans les régions polaires, plus qu'ailleurs, rien n'est
gagné tant que le dernier kilomètre n'a pas été franchi. Ce soir, lorsque nous montons
la tente, il nous reste 15 kilomètres à parcourir pour atteindre la zone du Pôle Nord
magnétique.
8 mai 1992
Les derniers kilomètres ne sont pas les plus faciles. Le brouillard est à nouveau
tombé et le récepteur GPS qui a souffert de la condensation refuse de fonctionner
(sa mémoire a été effacée). Il ne fonctionnera à nouveau correctement que lorsque
nous le ramènerons dans la douillette chaleur de notre maison de Resolute Bay.
Vers l'heure du déjeuner, le brouillard se lève en quelques minutes. A l'horizon
se dessine la côte de l'île du Roi Christian. Philippe fait le point sur la carte : un sourire
éclaire son visage : au terme d'une progression de plus de 400 kilomètres sur la banquise
nous avons pénétré dans la zone de quelques kilomètres où se trouve le Pôle Nord
magnétique.
Nous mettons en place nos deux emblêmes, le drapeau français et le
drapeau de la Terre, fixés à la dragonne de nos batons de ski plantés dans le sol.
Ils flottent fièrement dans le vent, côte à côte, nous rappelant que même ces grandes
étendues désertes font partie du patrimoine de chaque habitant de la Terre et que nous
avons la responsabilité collective de les préserver pour les générations futures.
Nous figeons cet instant sur une série de photographies.
Le soir, ayant rejoint l'île du Roi Christan à proximité du cap Abernaty,
nous contactons Resolute Bay par radio, pour confirmer que l'avion de la compagnie
Bradley peut venir nous récupérer demain. Après 34 nuits passées sur la banquise,
nous nous préparons à retrouver le confort douillet des lits terrestres.
Claude WACHTEL
|
|
Retour à la page d'accueil
|