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6 avril 1992
Michaël est parti ce matin. Il a emmené un chien, sensé éloigner les ours.
Nous installons notre campement à proximité du village. Nous passerons les deux
prochaines nuits dans notre tente. Ce sera le dernier test des hommes et des équipements.
Nous en profitons pour nous entraîner à construire une habitation en blocs de neige. Nous
avons emporté pour cela des pelles et des scies. L'abri est loin d'avoir la fière allure d'un
igloo, car la construction de ce genre de petite maison demande un bon entraînement et
au moins une ou deux heures de travail pour les Inuits les mieux entraînés.
7 avril 1992
Cette nuit le thermomètre est descendu à - 36 °c. Nous avons eu froid dans nos
sacs de couchage pourtant garantis pour - 40°c. Le test de notre balise Argos est
catastrophique. A la suite d'une panne, nous ne pourrons utiliser que huit messages sur
les 16 prévus.
Michaël vient d'appeler Resolute à la radio. Il a fait une chute en passant une
crevasse et ses skis se sont brisés. Son rêve aura été de courte durée. Il rentre à Resolute.
8 avril 1992
A l'aide de scooters des neige, nous nous rendons avec deux Inuits au point de
départ de notre expédition : la mine Polaris, dernier point habité avant le grand désert blanc.
9 avril 1992
Le temps est beau et ensoleillé. Nous progressons à présent à skis sur la banquise,
tractant avec peine nos pulkas. Dès le départ, nous nous rendons compte que la banquise
est loin d'être aussi plate que nous l'avaient dit "ceux qui savaient". De plus, tirer des
traîneaux aussi lourds s'avère extrêmement difficile.
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Philippe Roy (à gauche) et Claude Wachtel
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Bezal Jesudason assure le contact radio
depuis Resolute Bay |
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Après avoir rangé nos affaires dans les traîneaux et replié la tente, nous reprenons la
route. Les traîneaux sont toujours aussi difficiles à tirer. Nous nous relayons
régulièrement en tête. Celui qui marche devant à l'esprit entièrement occupé par la
recherche du meilleur chemin entre les blocs de glace. Celui qui est derrière surveille
la route, mais il peut parfois laisser vagabonder son esprit, imaginer les améliorations
à apporter au matériel, admirer le paysage grandiose qui s'offre à lui, ou ... se
demander ce qu'il fait là.
Les traces d'animaux sont nombreuses : ours blanc à la démarche zigzaguante
dont on devine les énormes pattes, traces de sabots (boeufs musqués ou caribous ?),
renard des neiges. Soudain nous apercevons à l'horizon des blocs de glace flottant sur
une immense zone d'eau libre. Nous sommes surpris : nous nous attendions à trouver
de l'eau libre ("polynies"), mais pas dans cette zone. Je me souviens d'une pareille
image au Spitzberg où, après avoir espéré pendant une heure de marche qu'il ne
s'agirait que d'un mirage, nous nous étions retrouvés au bord d'un bras d'eau
infranchissable. La mer disparaît lorsque nous approchons. Nous sommes soulagés :
cette fois, il s'agissait bien d'un mirage.
Nos tendons d'achille souffrent à chaque fois que notre corps se penche
en avant pour arracher la charge du traîneau. Ce soir, nous confectionnons des
talonettes en découpant des semelles de feutre : elles doivent nous permettre de
rehausser le talon d'environ 3 centimètres et de limiter ainsi l'étirement du tendon.
Elles se révèleront efficaces et économiserons nos tendons d'Achille. Nos épaules
souffrent également, et cela d'autant plus que la ceinture abdominale du sac à dos se
desserre peu à peu au fur et à mesure que nous progressons. Au bout de quelques
minutes, la charge, bien répartie au départ entre la ceinture et les bretelles, ne porte
plus que sur nos épaules. La seule solution consistera à assurer un meilleur blocage
du passant de la ceinture abdominale.
En fin de journée, bien fatigués, nous montons le camp à proximité de la côte
de l'île Bathurst. Nous avons l'espoir d'avoir franchi plus de 10 kilomètres. Une fois
installés dans la tente, nous faisons le point grâce au récepteur G.P.S. que nous a
prêté l'armée de l'air, et qui nous permet, en captant les signaux des satellites, de
déterminer notre position à 20 mètres près. Le verdict tombe brutal : 9,45 kilomètres.
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10 avril 1992
Depuis le réveil, il nous faut près de trois heures pour lever le camp ; aux très
basses températures, les mains gantées sont maladroites et chaque action ne peut être réalisée que très lentement. S'extraire du sac de couchage est le moment le plus
difficile de la journée. Pour éviter que la transpiration ne mouille nos chaussettes
(elles deviendraient alors des bottes de glace), nous emballons nos pieds nus dans
des sacs de plastique, après les avoir soigneusement saupoudrés d'un produit
anti-mycoses. Chaque jour, nous changeons les sacs.
Après les soins des pieds, vient le moment du petit déjeuner. Nous
complétons notre café ou notre thé par un couscous ou un hachis parmentier
Knorr. C'est que l'effort qui nous attend nécessite d'accumuler des réserves.
Notre ration journalière est de 5.000 kcal, constituée pour l'essentiel de rations
lyophilisées que le ministère de la défense a mis à notre disposition, et qu'il nous
faut réhydrater avant de consommer. Cela nous permettra de constater que la
mauvaise réputation des rations de l'armée appartient à un lointain passé. Nous
nous délecterons du veau marengo ou de la brandade de poisson. Et que dire du
délicieux nougat aux fruits que nous dégusterons aux pauses pendant la marche.
Le petit déjeuner est aussi l'occasion de "fabriquer de l'eau" pour remplir nos
thermos. Nous faisons fondre la neige sur notre réchaud à essence (le gaz se
solidifie à ces températures). Nous savons que, comme dans les déserts chauds,
l'un des plus grands risques est la déshydratation. Entre nourriture et boisson,
il nous faut absorber au moins 4 litres d'eau par jour.
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A la fin de la journée, nous avons parcouru moins de 6 kilomètres. Première séance
radio avec Resolute : "835 Resolute, 835 Resolute, from Charly Whisky expedition,
over". Bezal nous répond. Nous lui indiquons que nous avons vu des traces fraîches
d'ours blanc et que nous sommes vigilants. La liaison est parfaite. La phraséologie
est courte, efficace. "Roger, roger" si nous avons bien compris (prononcer "rogerre,
rogerre"), "Negative" , "Over" (à vous), "Clear for..." (terminé pour). L'indicatif de
Bezal est "835 Resolute", celui de la compagnie aérienne Bradley "69 Resolute"
et celui de la compagnie Ken Borek "76 Resolute". Seule la Bradley est à l'écoute
24 heures sur 24.
Les Américains annoncent à la radio qu'ils se trouvent au sud d'Airstrip Point
et qu'ils ont eu la visite autour de leur tente d'un ours "extrêmement agressif" (c'est-à-dire
probablement un ours "très curieux et qui leur a fait très peur"). |
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