Mais peut-être aussi les plantigrades ont-ils des services de renseignement qui
les ont informés de l'existence de notre "force de dissuasion". Notre arsenal est avant
tout destiné à effrayer un ours trop curieux. Il ne s'agit de tuer que si nous sommes
réellement en état de "légitime défense" : il faut protéger la faune de ces régions. Il est
d'ailleurs interdit de tuer les ours blancs. Seuls les esquimaux ont le droit de chasser,
à condition toutefois de respecter des quotas sévères. Si un ours approchait pendant
notre progression, nous utiliserions d'abord un pistolet spécial permettant de tirer en
l'air des cartouches détonantes destinées à l'effrayer. Pour le fusil de Philippe (fusil à
pompe "riot gun" calibre 12), nous possédons des balles spéciales en plastique qui font
mal mais ne blessent pas. Mais Philippe dispose également de balles réelles (Brennecke
et Sauvaistre). Quant à moi, je dispose en dernier recours d'un fusil finlandais Sako, de
calibre 308, chargé à balles réelles. Dans ces conditions climatiques rigoureuses, les
fusils doivent faire l'objet d'une grande attention. Il faut à tout prix éviter la formation de
glace par condensation à l'intérieur du canon. Mon fusil n'est pas graissé, pour éviter
tout problème de gel du lubrifiant. Mais ce n'est pas gênant, car il ne serait là que pour
tirer un ou deux coups.

Chaque soir avant de nous coucher, nous plaçons deux petites alarmes
électriques sur les traîneaux où est conservée la nourriture. Si elles étaient déplacées,
un bruit strident nous réveillerait. Alors nous utiliserions notre "bombe atomique" :
un pétard géant placé dans un sac en plastique entre les deux traîneaux, et commandé
depuis l'intérieur de la tente par un système d'allumage électrique. Je regarde les
indications de la boussole : bien que nous soyons encore à plusieurs centaines de
kilomètres du Pôle magnétique, elle est déjà inutilisable. L'aiguille est "molle" et ne
pointe vers aucune direction particulière.

Aujourd'hui, nous n'avons franchi que 9,78 kilomètres. Nous peinons encore
terriblement pour tirer nos pulkas. Parfois la progression est facile, sur l'"autoroute
côtier" de l'île Bathurst. Mais ces moments sont toujours de courte durée, et nous
retrouvons vite une glace tourmentée.
A ce rythme, nous n'atteindrons pas la zone du Pôle magnétique.
Ce soir il fait - 32°c. Philippe se plaint de microgelures aux doigts.

12 avril 1992

La nuit dernière, nous avons encore eu froid et notre sommeil est toujours un
peu entrecoupé. J'ai entendu toute la nuit la banquise craquer sous la tente. Pourvu
qu'une crevasse ne s'ouvre pas pendant que nous dormons ! Ce matin nous avons été
réveillés par un cri d'oiseau. Nous avons mis le nez dehors et découvert un lagopède,
une perdrix des neiges. C'est le premier être vivant que nous rencontrons depuis notre
départ. Mauvaise surprise à l'heure de la pause-café : le café était salé. La neige que
nous avions fait fondre pour le préparer était trop proche de la glace.

Au soir, après une marche de 8,25 km, nous arrivons à Black Point. Nous
sommes toujours loin de notre "tableau de marche" : nous n'avons même pas franchi
le seuil fatidique des 10 kilomètres. Nous montons la tente puis nous partons, fusil en
bandoulière, pour une petite marche sur l'île Bathurst. Nous apercevons quatre caribous
qui fouillent la neige à la recherche de quelques herbes ou de quelques lichens. Puis
nous découvrons des os de baleine : il s'agit, nous l'apprendrons plus tard, des restes
d'un site où vivaient des Inuits, et où ils confectionnaient des abris en os de baleine,
qu'ils recouvraient de peaux de phoques.

15 avril 1992

Après la traversée du Golfe de Goodsir, nous quittons notre campement avec la
certitude d'avoir franchi l'une des plus grandes difficultés de notre expédition. Le vent s'est
renforcé et souffle à présent en rafales. Je suis inquiet la douleur que je ressens à l'oeil
gauche est à présent particulièrement intense, surtout lorsque je baisse la paupière.
Le moral n'est pas très bon. J'éprouve une grande fatigue et je ne parviens pas à suivre
Philippe qui part en avant. Handicapé par mes problèmes de vue, je fais plusieurs chutes...
A tout cela vient s'ajouter finalement la rupture d'une de mes fixations de ski.

Après avoir effectué une progression de seulement trois kilomètres, nous décidons
d'établir notre campement. Le vent est à présent tel qu'il nous faudra déployer de grands
efforts pour monter la tente.

Le soir, la douleur s'est étendue à l'oeil droit. Je décide de monter la radio et
d'appeler Resolute Bay pour tenter d'avoir un diagnostic. Pas question de parler à un
médecin : il n'y en a pas à Resolute. Il y a seulement une infirmière. Je décris les
symptômes ; le diagnostic tombe brutal : ophtalmie des neiges due à la trop forte luminosité.
Je dois passer 48 heures les yeux bandés.
Nous sommes inquiets pour demain : nous devons traverser le Golfe de Goodsir qui
apparaît encombré par un monstrueux chaos de glace.

13 avril 1992

Une journée au coeur de l'enfer. Nous avons tenté de traverser Goodsir Inlet.
Une première tentative de pénétrer dans le chaos a vite été découragée. Les pulkas trop
hautes se renversaient, et il fallait déployer des efforts surhumains pour les remettre
d'aplomb. Nous avons alors tenté de contourner le chaos dans une zone un peu moins
tourmentée. Mais, après quelques heures de marche, nous avons trouvé à nouveau une
glace infranchissable. Après une journée épuisante, nous sommes revenus en arrière sur
la côte Sud de Goodsir Inlet, notre point de départ de ce matin.
Aujourd'hui, nous avons réellement pris conscience de la difficulté de notre
entreprise. Avec - 32° au lever du jour et - 15° dans la journée (mais sans vent), nous
avons eu chaud pendant toute la marche.

Seuls points positifs : la beauté du chaos de glace et la rencontre avec des boeufs
musqués: nous en avons aperçu trois, à deux ou trois kilomètres de nous. Nous ne
regrettons pas d'avoir emporté des jumelles. Ces animaux, qui ont peu évolué depuis les
temps préhistoriques, sont aujourd'hui en voie de disparition.

Nous suivons avec espoir la progression de l'expédition américaine, en nous
disant que la situation s'améliorera peut-être en remontant vers le Nord. Nous écoutons
avec intérêt leur conversation radio avec Resolute Bay. Ce soir, "Kiwi Expedition" a
atteint le cap Kitson, à l'extrêmité Nord de l'île Bathurst.

14 avril 1992

Nous avons décidé d'aller jusqu'au fond de Goodsir Inlet pour repasser sur la
rive nord. Après quelques kilomètres de marche, nous trouvons un passage praticable.
Le vent s'est levé. Mes lunettes de soleil se couvrent de buée, me rendant aveugle, et,
une nouvelle fois, je décide donc de m'en passer en dépit de la forte luminosité. Ce soir,
c'est avec satisfaction que nous montons la tente à proximité de la rive Nord. Mais deux
raisons suscitent mon inquiétude, le vent qui s'est levé et une douleur tenace à mon oeil
gauche.
11 avril 1992

Cette nuit, nous avons été réveillés par les plaintes d'un animal. Craignant la
présence d'un ours, je suis sorti précipitamment de mon sac de couchage, provoquant une
déchirure. Ce soir, j'en suis quitte pour une séance de couture. Toujours est-il qu'au milieu
des blocs de glace, nous n'avons pas pu identifier l'origine de ces plaintes : il s'agissait
peut-être d'un renard arctique ou d'un lapin polaire.

Aujourd'hui, nous avons croisé une nouvelle fois des traces d'ours, dont celles
d'une femelle avec son ourson. La prudence est de rigueur : nos "ennemis" restent
invisibles. Ils semblent en fait s'être donnés rendez-vous autour de l'expédition américaine
qui est à une centaine de kilomètres de la nôtre et qui en croisera à 5 ou 6 reprises. Nous
comprendrons pourquoi lorsque nous trouverons les traces de nos amis américains : ils
abandonnent leurs détritus sur leur passage : bonne aubaine pour les animaux qui se
nourrissent à bon compte !
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