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Ce soir, nous recevons confirmation que la tempête est générale de Resolute
Bay à l'île Helena. Nous captons une longue conversation radio de l'expédition
franco-québécoise qui tente la première traversée intégrale de l'île Ellesmere à
l'extrême nord du Canada : leur progression nous fait envie. Ils parcourent 25 km
par jour, mais ils ont des ravitaillements réguliers et sont donc beaucoup plus légers
que nous. Ils confirment que les fixations de ski Berwin cassent. Ils utilisent une tente
Eureka, de grand volume. Ils indiquent aussi que, pendant les grands froids, leur
matériel de cinéma s'est révélé inutilisable. Cela nous console de savoir que nous
ne sommes pas les seuls à avoir eu de tels problèmes: les cellules de nos appareils
photos gelaient aux températures inférieures à -25 - 30°, bloquant le fonctionnement
automatique. Bezal nous signale que Pascal, notre contact aux Etats-Unis, l'a appelé.
Il s'inquiétait de voir, en suivant notre balise Argos, que nous restions bloqués sur
place. Bezal lui a expliqué la situation et lui a dit de ne pas s'inquiéter : nous allons
repartir. Nous faisons part à Bezal de notre intention de rester une semaine de
plus sur la banquise. Nous ne nous faisons guère d'illusion : ce ne sera pas
suffisant pour atteindre le Pôle magnétique, mais nous espérons au moins sauver
l'honneur en atteignant l'île Helena, au nord de l'île Bathurst.
18 avril 1992
Je peux enfin retirer le bandeau que je portais sur les yeux.
Nous sommes prêts à partir et le vent s'est calmé. Nous démontons la tente et
découvrons qu'une crevasse commence à s'ouvrir sous le tapis de sol. Soudain, en
quelques minutes, le vent se lève à nouveau. Sans attendre, nous remontons la
tente, avant que les rafales ne nous en empêchent. Celles-ci atteignent force 7 et
secouent la toile : c'est le blizzard avec ce que les Canadiens appellent la
"poudrerie" (la neige est soulevée par le vent). Il n'y a plus de visibilité.
Nous décidons d'attendre encore car il nous paraît impossible de progresser
dans de telles conditions. Le froid apparent est une combinaison de la température
réelle et de la force du vent. Par - 30 ° degrés, avec un blizzard de 50-60 km/h, la
température apparente atteint moins 60°.
Pourvu que la tente résiste !!! Sa forme "tunnel" est très aérodynamique
lorsqu'elle est alignée dans le vent, mais ce dernier tourne à présent d'environ 20°.
La toile se met à battre. Nous tentons de bloquer ces battements de l'intérieur en
tendant la toile de l'abside avec nos sacs à dos.
Enfin, si jamais notre tente était emportée par le vent, nous aurions
une solution qui nous permettrait de survivre. Il ne s'agit pas de l'igloo dont la
construction demande à la fois du temps et une longue habitude. Sans autre
expérience que le court entraînement avant de quitter Resolute Bay, nous nous
épuiserions avant d'avoir un abri utilisable. Il n'est pas question non plus de s'enterrer
dans la neige, comme nous l'avions fait au Spitzberg, il y a deux ans : l'épaisseur de
la neige est trop faible.
Nous utiliserions nos deux traîneaux pour faire un rempart contre le vent,
rehaussé en fixant dessus nos sacs à dos. Lorsque nous l'expérimentons, ce mur
se révèle particulièrement efficace. Il nous resterait alors à y arrimer une bâche en
nylon armé que nous avons emporté et que nous fixerions sur la banquise avec des
piquets ou des broches à glace.
Mais notre tente résiste parfaitement. Il faut une nouvelle fois déneiger les
pulkas, que nous rangeons dans l'abside de la tente. En attendant, nous voyons
passer de longues heures qui nous auraient été précieuses pour nous rapprocher
du Pôle magnétique. Comme l'a dit l'explorateur norvégien Nansen, " La patience
est la plus grande vertu de l'explorateur polaire".
Dans mon carnet de bord, je note: " Le simple fait de vivre dans cet
univers est déjà une performance".
19 avril 1992
Le vent n'a pas faibli, atteignant force 5 à 7 de Nord. Pourtant, nous décidons
de partir. Sinon, nous nous disons que jamais nous ne quitterons cet endroit. Nous
progressons dans le blizzard qui souffle de face, violent et glacé. Il n'y a pas de
visibilité et le vent soulève toujours la neige. Il fait - 30°, et la température
apparente est donc inférieure à -50°.
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16 avril 1992
Journée sous la tente, les yeux bandés. Le vent, qui était de force 5 dans la
soirée d'hier, a atteint force 8 dans la nuit.
J'étudie avec Philippe les solutions de secours si j'étais obligé de me faire
hospitaliser. L'idée que, par suite d'une erreur élémentaire (ne pas porter de lunettes
sur la banquise), je réduise à néant deux ans d'effort et de préparation, m'est
insupportable... surtout pour Philippe qui n'est pour rien dans ce qui arrive. Pendant
les deux jours où j'ai les yeux bandés, Philippe fait tout dans le campement.
De force 5 dans la journée, le vent atteint force 7 dans la soirée.
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17 avril 1992
Deuxième journée de pénitence : pendant que nous nous efforçons de dormir,
c'est la tempête. Le vent fait un bruit assourdissant et, pendant la journée, bien qu'il
ait légèrement faibli, nous nous consolons en nous disant que, même si mes yeux
avaient été en bon état, il aurait encore soufflé trop fort pour nous permettre de
progresser. Les douleurs oculaires ont à présent disparu et je me dis que nous avons
bien fait de demander conseil sans attendre.
Philippe déneige les pulkas: c'est un travail minutieux car, avec la tempête,
la neige pénètre partout.
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20 avril 1992
Le vent s'est calmé et nous enregistrons la progression record de 13,1 km.
Sachant que nous disposons de quelques jours supplémentaires, j'essaye de me
persuader que nos chances sont intactes. Si la météo est bonne jusqu'au bout
si la glace est plane jusqu'au bout, si nous réduisons au minimum la margede
sécurité pour la récupération par avion... alors pourra-t-on peut-être continuer
à un rythme de 13 kilomètres par jour.
Ce soir, le vent vient de reprendre de plus belle.
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Nos vêtements montrent leur capacité, en particulier le goretex, ce matériau
imperméable de l'extérieur vers l'intérieur, et parfait coupe-vent, même s'il laisse
évacuer la transpiration de l'intérieur vers l'extérieur. Nos chaussures Mukluks se
révèlent aussi constituer une protection parfaite contre le froid. Seul point délicat :
la protection des mains. Nous portons des sous-gants et des moufles fourrées, mais
cela ne nous empêche pas d'avoir froid, en particulier après les pauses. Tout au
long du raid, nous souffrirons de microgelures au bout des doigts. Nous les
surveillerons avec attention pour éviter qu'elles ne se transforment en ces gelures
qui ont valu à tant de nos prédécesseurs l'amputation de leurs phalanges. Je pense
aussi avec gratitude à l'attention de madame Vendeville qui a cousu une bande de
fourrure polaire sur la fermeture-éclair de ma veste, afin de limiter les déperditions
de chaleur, et surtout pour protéger le cou du contact glacé de la tirette métallique.
Le soir, en arrivant, c'est avec difficulté que nous montons la tente (vent de
force 6-7), mais nous sommes satisfaits. Non seulement nous avons résisté au
blizzard, mais, pour la première fois depuis le départ, nous avons franchi la barrière
des dix kilomètres. Les dégâts sont limités : une gelure au nez pour Philippe, deux
larges gelures sur les joues pour moi. Depuis notre départ, nous découvrons la
météo d'une autre planète. Surveillant le baromètre, nous craignons les hautes
pressions qui nous apportent les vents les plus violents. En France, nous avons
l'habitude des hautes pressions de l'immense anticyclone des Açores, synonyme
de beau temps. Ici, les anticyclones sont beaucoup plus resserrés, ce qui
provoque des variations très importantes et très rapides de pression
atmosphérique, et donc de forts mouvements d'air.
Ce soir, à la radio, nous apprenons que les Américains de "Kiwi expedition"
n'ont pas progressé depuis cinq jours, en raison du vent fort. Bezal nous annonce
qu'une accalmie est annoncée dans la soirée.
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