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23 avril 1992
Nous ressortons du chaos et poursuivons notre route en direction du Nord.
.Aujourd'hui nous avons la surprise de voir passer devant nous, sur la banquise, un petit
lapin tout blanc. Y aurait-il des champs de carottes au milieu des glaces ? En tout cas,
nous n'en avons pas vu, mais nous soupçonnons ces petits lapins de se contenter, comme
les caribous, des petites herbes qu'ils trouvent sous la neige des îles et des îlots.
Je casse ma deuxième fixation de ski. Je suis à présent obligé de progresser
avec les talons simplement retenus par des sandows. Le "blocage" est très relatif et la
marche est difficile, car le pied n'est plus suffisamment maintenu, ni latéralement ni
longitudinalement. La conséquence est immédiate: le pied se tord en glissant sur la
surface lisse du ski. Nous apprendrons plus tard que ce problème a été à l'origine
d'une chute qui aurait pu être fatale à l'Espagnol Nil Bohigas, sur la route du Pôle
géographique. Contraint lui aussi à remplacer le talon de la fixation par un sandow,
il a basculé en traversant un floe (plaque de glace flottante) , tombant à l'eau avec sa
pulka. Par miracle, il a réussi à s'extraire de son bain forcé, et il n'a eu la vie sauve qu'en
se déshabillant avant que ses vêtements ne gèlent, en se réchauffant dans son sac de
couchage, puis en appelant Resolute par radio ... afin qu'on lui apporte de nouveaux
vêtements. Un miracle n'arrivant jamais seul, sa radio fonctionnait encore.
Ce soir, c'est en plein coup de vent que nous montons la tente.
24 avril 1992
L'étape d'aujourd'hui est longue. Nous progressons toujours vers le Nord le
long de la côte de l'île Bathurst. Toute l'après-midi, nous contournons des jetées
pierreuses.
Je ne le dis pas à Philippe, mais j'ai l'impression que nous contournons,
en épousant leurs formes, les branches d'une sorte de péninsule en étoile, ce qui
voudrait dire que nous ne progressons pas.
Au terme de l'étape d'aujourd'hui, nous montons le camp. Je fais le point avec
le G.P.S. et ... je découvre avec surprise que nous avons atteint Paine Point au terme
d'une étape record de 19 kilomètres effectifs, soit plus de 15 kilomètres à vol d'oiseau.
Si nous pouvions continuer ainsi, le Pôle serait peut être encore possible.
Nous consommons à présent les 5.000 kilocalories de notre ration journalière,
correspondant à l'effort important que nous faisons dans la journée. Nous avons prévu
400 kilocalories de plus que Jean Louis Etienne, lorsqu'il était sur la route du pôle
géographique. Nous avons besoin de ce supplément : nos épaules sont meurtries par la
charge. Ce soir, pour la première fois, nous envisageons de brûler l'essence superflue
pour alléger notre charge. Nous avions prévu 0,5 litre par jour et par personne ; notre
consommation est d'environ 0,35 litre.
Ce soir Philippe propose également de jeter le pemmican (1 ) que nous a donné
l'Allemand, Karl, avant notre départ de Resolute. Je n'aime pas beaucoup le pemmican,
mais je suis pris d'un doute en lisant sur l'emballage la composition du produit. C'est
apparemment du pemmican amélioré, avec des morceaux de framboise, de la
charcuterie, des aromates. Un petit test gustatif achève de me persuader qu'il ne faut
surtout pas s'en débarrasser. Les jours suivants, le pemmican de Karl fera notre délice
au petit déjeuner et nous apportera les graisses qui manquent un peu dans nos rations
journalières.
25 avril 1992
Il fait "chaud" ce soir : - 18° sans vent et surtout un soleil dont nous allons vite
découvrir les inconvénients. Nous marchons dans une neige gorgée d'eau, ou plutôt de
saumure, rencontrant ici et là de l'eau libre autour des blocs de glace. Il faut dire que le
sel marin abaisse la température de congélation de l'eau.
En fin d'après-midi, je ne remarque pas une crevasse cachée sous la neige et ma jambe
gauche s'enfonce brusquement jusqu'à la cuisse. La crevasse est remplie d'eau.
La guêtre de la chaussure joue bien son rôle et j'en serai quitte pour sécher le chausson
cette nuit dans mon sac de couchage. Craignant un accident plus grave, nous décidons
de monter le camp. Nous nous disons que le froid de la nuit gèlera l'eau de la surface.
Ce soir, nous somme au cap Kitson : demain nous longerons vers l'Ouest la côte Nord
de l'île Bathurst.
Nous faisons sécher les sacs et sursacs de couchage à la "chaleur" du soleil
déclinant.
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21 avril 1992
En dépit du vent, nous progressons dans de bonnes conditions jusqu'à Airstrip Point
où doit avoir lieu un ravitaillement. Les derniers kilomètres sont vraiment dignes d'une
"autoroute polaire à quatre voies".
A la radio, nous apprenons que l'expédition américaine doit affronter une très
mauvaise glace à proximité de Looney Island.
Le montage de la radio est une opération qui nous apparaît parfois fastidieuse.
Il faut tendre l'antenne constituée par un fil de 30 mètres de long, fixé en son milieu à un
pylône formé par deux skis plantés dans la neige. Il faut surtout tout rembobiner
soigneusement à l'issue de la séance, ce qui nous oblige à ressortir dans le vent et le
froid, alors que notre corps s'est habitué à la "chaleur" abritée de la tente. Il faut dire
que le fonctionnement du réchaud que nous utilisons pour la cuisine fait remonter la
température , parfois d'une dizaine de degrés par rapport à la température extérieure.
Mais cette douceur est éphémère: la température baisse à nouveau dès que le réchaud
est éteint.
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22 avril 1992
La nuit dernière, j'ai cassé l'une des deux fermetures-éclair du sac de couchage.
Nous vivons dans la hantise permanente des ruptures de fermetures-éclair : celles de la
tente, celles de nos sacs de couchage, celles de nos vêtements. Notre sécurité en dépend.
Après quelques kilomètres de progression, nous pénétrons dans le chaos de
glace le plus inextricable que nous ayons rencontré jusqu'alors. A 6 heures du soir, nous
décidons de planter la tente au milieu des blocs. Avec difficulté, nous trouvons une
surface plane. Après le dîner, je décide de partir en reconnaissance pour trouver une
voie de sortie. Je mets mon harnachement de "polaronaute". J'emporte le récepteur de
navigation par satellite GPS qui, en cas de besoin, doit me permettre de retrouver la
tente. En effet, cette dernière disparaîtra rapidement de ma vue au milieu de ce chaos
et mes traces pourraient être effacées par le vent. J'emporte également mes deux
appareils photos, les jumelles, ainsi que deux broches à glace, car il y a des crevasses et,
si je tombais dans l'une d'elles, Philippe n'entendrait pas mes appels.
En moins d'une heure, la voie de sortie est trouvée. Plus de soucis pour
demain. Alors, j'en profite pour m'asseoir et déguster ces instants de calme et de
sérénité, pour admirer cette forêt de glace qui s'offre à mon regard.
A présent le soleil ne se couche plus et le jour est permanent. Le soleil
ne nous dérange pas pour dormir car la fatigue physique nous procure un sommeil de
qualité. Ceci nous aide à maintenir le "rythme biologique" de 24 heures auquel nous
sommes attachés, au contraire de certaines expéditions qui, profitant du jour permanent,
vivent à un rythme de 26 heures qui permet d'allonger la journée de marche.
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26 avril 1992
Aujourd'hui c'est mon anniversaire. Plus que les autres jours, j'ai une pensée
pour mes parents. Je leur suis gré de m'avoir caché leurs inquiétudes pendant les
longs mois de préparation. Mais ma mère ne m'a t'elle pas dit un jour combien elle
avait rêvé des expéditions polaires de Paul Emile Victor ? Pour fêter l'événement,
nous parcourons une belle étape qui nous permet de franchir environ 15 kilomètres.
Pour la première fois depuis deux semaines, nous croisons des traces d'ours.
Les pulkas sont à présent suffisamment allégées pour que nous soyons à l'aise dans
les passages de glace tourmentée. Mais surtout notre expérience augmente et nous
savons à présent mieux repérer les passages praticables dans l'enchevêtrement des
blocs.
Nous espérons atteindre l'île Helena à la fin du mois. Là se terminera le
parcours sur la banquise côtière et nous commencerons notre progression sur une
banquise de haute mer éloignée de toute terre émergée.
Pendant la marche, de longues stalactites se forment sur ma moustache.
Comme l'écrit le commandant Charcot dans son livre "Autour du Pôle Sud":
"Les moustaches et la barbe sont également fort gênantes, car au bout de peu de
temps, la vapeur d'eau de la transpiration, transformée en glace, les soude ensemble
et on ne parvient à les dégager qu'en brisant les petits glaçons ou en les faisant
dégeler avec les mitaines, arrachant toujours douloureusement quelques poils
pendant cette opération".
Autre observation polaire faite par le commandant Charcot, et dont
je constate aujourd'hui l'exactitude, une longue période de froid augmente la
pigmentation des cheveux et atténue les cheveux blancs. Mais, comme le dit
Charcot, "Ce serait incontestablement un traitement difficilement applicable aux
jolies femmes soucieuses de conserver naturellement tous les signes extérieurs de la
jeunesse ! et, s'il était adopté, que deviendrait alors la tranquillité de l'Antarctique ?"
(NdR: et de l'Arctique !!!).
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