2 mai 1992

Le réveil est vraiment le moment le plus abominable de la journée.
Dès 6 heures, il faut pourtant s'extraire du sac de couchage, chaud et confortable,
en frissonnant dans l'ambiance humide de la tente due à la condensation. L'enfer se
prolonge pendant quelques minutes. Il ne s'interrompt que lorsque le café brûlant vient
réchauffer tout notre corps.
Je profite généralement de cette chaleur passagère pour sortir faire la
"pause WC". Deux minutes plus tard, je rentre transi dans la tente où l'absence de
vent donne une étonnante impression de chaleur. Les pauses "WC" me font amèrement
regretter d'avoir choisi un pantalon à bretelles : ce n'est pas le meilleur procédé
lorsqu'il faut satisfaire à un besoin bien naturel par une température approchant - 30°c.
Philippe, quant à lui, a une autre technique : il attend la fin de la première demi-heure
de marche du matin, lorsqu'il se sent suffisamment échauffé. Sa technique n'est pas
non plus idéale, à en croire les mouvements violents qu'ils fait pour réchauffer ses mains
à l'issue de cette épreuve.
Nous repartons. La glace est toujours mauvaise et nous rencontrons
régulièrement des chaos, des "hummocks", difficiles à franchir. Mais notre technique
de progression s'est bien améliorée : nous avons à présent près d'un mois d'expérience
derrière nous.

Nous naviguons au soleil, calculant la position que doit conserver notre ombre
par rapport à l'axe de nos skis, en fonction de l'heure solaire locale et de la route visée.
Nous devenons alors le centre d'une horloge à deux aiguilles : l'axe de nos skis et notre
ombre. Nous nous efforçons de maintenir constant l'angle que font ces deux aiguilles,
et cela pendant une heure à une heure et demi. Puis, pour tenir compte de l'heure qui
avance, nous calculons un nouvel angle.

Souvent, nous nous trouvons face à de nouveaux hummocks. Alors nous
dételons nos pulkas et, le fusil en bandoulière, nous escaladons l'un des blocs de glace
les plus élevés. De ce poste d'observation, nous cherchons les points de passage et les
meilleures zones de franchissement. Souvent, nous sommes obligés de dévier de notre
route et c'est alors le récepteur GPS , avec lequel nous faisons le point toutes les
heures et demi, qui nous permet de calculer le nouveau cap à prendre.

27 avril 1992

Nous poursuivons notre route vers l'Ouest, en direction de l'île Helena. Pour la
première fois, nous sommes passés sur la terre ferme, en franchissant un petit col, à
100 mètres d'altitude. Cet épisode terrestre nous permet d'éviter de longs détours sur la
mauvaise glace qui se trouve plus au Nord.

A la radio, ce soir, nous captons de mauvaises nouvelles de l'expédition
américaine : Helen, visiblement épuisée, annonce que "Kiwi Expedition" a commencé
hier sa progression sur la banquise de haute mer, au nord de l'île Helena. Ils n'ont
progressé que de huit kilomètres en deux jours, dans le brouillard, la neige profonde
et au milieu d'une glace extrêmement tourmentée. A la radio, Helen demande à Terry
Jesudason si elle sait à partir de quelle distance de la côte ils retrouveront une
bonne glace.

28 avril 1992

Nous suivons aujourd'hui les traces des Américains. Les yeux fixés sur les deux
traces des patins de leurs pulkas, dans ce paysage désolé qui paraît grisâtre à travers
mes lunettes noires, j'ai l'impression de skier sur la Lune en suivant les traces du
Lunakhod, l'"automobile" lunaire russe. Les traces des Américains trahissent leur
caractère et la nature de leur équipement. L'homme avance droit, quels que soient les
obstacles ; la femme évite soigneusement les difficultés par de petits détours.
Contrairement à la nôtre, leur tente est circulaire, de type "Igloo". Derrière eux, nous
trouvons à intervalles réguliers les papiers métallisés des petites bouchées au chocolat
qui leur servent de vivres de course.
Ce soir, après une étape record de 17,3 kilomètres à vol d'oiseau, nous avons
une nouvelle liaison radio avec Bezal qui en profite pour nous dire qu'il a survolé la
banquise il y a trois semaines, et que la glace est très mauvaise sur tout le trajet qui
mène de l'île Helena à la zone du Pôle Nord magnétique, à proximité de l'île du roi
Christian.
Mes pieds souffrent de la déformation de mes chaussures. Pourrais-je encore
tenir deux semaines ?
29 avril 1992

La visibilité est très mauvaise lorsque nous partons: c'est le "white out":
tout est blanc. En absence d'horizon, la progression est rendue très difficile. Penchés
en avant pour tirer la pulka, les yeux fixant le sol, on finit par ressentir d'étonnants
"mirages sensoriels". En particulier, il me semble que la banquise est en pente montante.
Le Pôle magnétique semble toujours bien loin. De plus, c'est un objectif
mouvant. Sa position moyenne varie au fil des années. Actuellement, il se déplace
d'environ 10 kilomètres par an en direction du nord. Mais le pôle ne passe jamais par
ce point moyen, qui est en réalité le centre d'une ellipse qu'il décrit en 24 heures.
Le grand axe de cette ellipse atteint plusieurs dizaines de kilomètres. Ce phénomène
est dû au fait que le champ magnétique terrestre est une combinaison d'un champ
interne à notre globe qui trouve sa naissance dans les roches en fusion, et d'un champ
externe provoqué par les courants électriques circulant dans la haute atmosphère.
Ces courants varient régulièrement en fonction de la position du soleil, c'est-à-dire de
l'heure de la journée.
Au vu des derniers relevés, nous avons décidé de viser le Pôle magnétique
réel, lors du passage au sud de son ellipse, c'est-à-dire à midi, heure solaire.
Autant dire que le Pôle magnétique reste un objectif mouvant, et tout ce
que nous pouvons dire, c'est que nous cherchons à pénétrer dans la zone de quelques
kilomètres où il devra passer à l'heure où nous lui donnons rendez-vous.

30 avril 1992

Au réveil, en mettant le nez dehors, nous assistons au spectacle splendide
d'un phénomène atmosphérique propre aux régions polaires: la parhélie.
Deux images du soleil apparaissent à droite et à gauche de l'astre du jour. Deux
splendides halos complètent cette image étrange, due à la réflexion de la lumière sur des
cristaux de glace microscopiques présents dans l'atmosphère.

Aujourd'hui, nous atteignons l'île Helena. A présent, nous devons progresser sur la
banquise de haute mer. Aussi loin que nous pouvons voir en montant sur les hauteurs de l'île,
nous ne voyons qu'un enchevêtrement infernal de gigantesques blocs de glace.

1er mai 1992

Nous entrons dans la forêt de glace. Trois heures durant, nous nous battons pour
progresser, mètre par mètre, redressant sans cesse nos traîneaux qui basculent à droite ou
à gauche. Nous nous prenons en photo, Philippe et moi, arc-boutés en train d'essayer de
dégager nos pulkas. Jamais nous n'atteindrons le Pôle, mais, en regardant ces photos,
ils verront que nous n'avons pas démérité ! A 13 heures, nous n'avons franchi que quelques
centaines de mètres, mais nous décidons de nous arrêter pour déjeuner et reprendre des forces.
Puis nous repartons. La glace est un peu moins mauvaise et, insensiblement, nous
accélérons... Après l'enfer de ce matin, ce léger mieux nous ouvre les portes du paradis.
Nous marchons... nous marchons... nous marchons. Sans penser à notre fatigue.
Sans penser à ce qui nous attend. Sans penser au vent glacé qui nous brûle le visage.
Lorsqu'enfin nous plantons notre tente, nous avons franchi 11 kilomètres. C'est inespéré !
La navigation au GPS nous a permis d'optimiser nos efforts. Sur ce terrain sans aucun
repère, le GPS prend toute sa valeur.

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